Qui méprise les petites choses n'en aura jamais de grandes • Willem

12 Avril 1270

Alors que ses pensées accompagnaient les volutes de poussières sous les roues de sa caravane, le hobbit réalisait tout le chemin parcouru, physiquement et psychologiquement. Des kilomètres dans la boue, dans la poussière et sur la pierre, mais surtout, cette ribambelle de nouvelles choses et expériences qu’il se permettait de vivre depuis qu’il avait quitté le cocon familial. Certes, il n’était pas un preux chevalier qui terrassait des dragons ou un puissant mage qui prêtait conseil à une tête couronnée, mais cela ne l’empêchait pas de chercher sa place dans l’univers. Il était ce petit être qui essayait de devenir toujours un peu plus, un peu mieux, dans ce monde imprévisible. Mer’yad avait fait des rencontres qui avaient influencé ses choix et son travail lui avait ouvert des portes insoupçonnées. Des portes comme celle de la Plume du Corbeau par exemple. Sa mère aurait fait une crise de nerfs si elle savait que son ainé avait osé mettre les pieds dans un établissement pareil, que ce soit pour les affaires ou non. À vrai dire, elle le sermonnerait pour beaucoup d’autres choses aussi : pour être partit pratiquement du jour au lendemain ou parce qu’il ne lui écrivait pas assez souvent… Bref, un rien pouvait mettre en émoi la matriarche McBrama. De ce fait, moins elle en savait, mieux elle se porterait. En ce qui le concerne, le cordonnier entrait toujours dans la maison close avec une certaine curiosité, comme on traverse un portail vers une autre dimension, les yeux et l’esprit grand ouvert.

Brindille II ralentit l’allure alors que la pression sur ses guides se resserrait. Son petit trot devint un pas lourd de poney fatigué. Son propriétaire fit craquer les vertèbres de son cou, preuve de la raideur de ses muscles face au voyage puis, il laissa échapper un soupir de bien-être. L’halfelin posa pied au sol, littéralement, car il ne s’était pas encore décidé à porter des chaussures malgré la beauté de ses dernières créations. Il secoua ses vêtements de voyage du revers de la main pour faire tomber la poussière et dirigea sa monture ainsi que son habitation mobile en lieu sûr. Ce n’était que sa troisième visite à la Plume du Corbeau, la routine commençait à se roder et le semi-homme espérait que ce lien commercial allait perdurer. En effet, la commande et les clientes étaient plutôt belles, bien qu’il ne se soit laissé tenter que par une de ces deux choses. Son regard se posait sur l’enseigne de l’établissement qui se balançait selon les caprices de la brise, puis il examinait les gens qui entraient et sortaient de l’endroit. Certains avaient le pas assuré et un sourire aux lèvres, d’autres avaient le regard beaucoup plus méfiant et scrutait les piétons en espérant passer inaperçu. Lorsque la porte s’ouvrait, des effluves de parfum et le son des rires lui parvenaient par vagues. Il fit un petit signe de tête aux gros bras à la porte avant de s’engouffrer dans l’ouverture. L’après-midi tirait à sa fin et avec la nuit naissante, les clients n’allaient pas tarder à affluer en plus grand nombre. Pour le moment, ils se comptaient sur les doigts de la main, enfin ceux qui n’étaient pas encore montés à l’étage. L’halfelin examinait la pièce centrale à la recherche d’un des propriétaires, histoire d’avoir les détails de la commande lorsque soudain, un crie aiguë et perçant le figea net.

« MONSIEUR MCBRAMAAAAAAAAA!!! » Une onde d’excitation fébrile se propagea dans la pièce, une joie contagieuse se transmettait entre les employées comme un mauvais rhume. Si certaines des filles priorisaient encore les envies lubriques de leurs clients et déniaient poursuivre leurs petits jeux de charme, d’autres, en voyant le fabricant de chaussures, fit outre des pauvres bougres en manque d’affection. Elles descendirent des genoux, mirent fin à des conversations superficielles et vinrent quérir les nouvelles auprès du hobbit. Porteur de tendance, expert des modes et faiseur de miracles et de chausse-pieds : voilà ce qu’il était pour ces charmantes créatures. Trois sirènes l’entouraient à présent et leur attention accrue lui fit monter le rouge aux joues. Mer’yad était bombardé de questions, si bien qu’il n’arrivait pas à placer un mot. Il se retrouvait alors l’index levé en signe d’intérêt et la bouche ouverte comme un poisson hors de l’eau. « Avez-vous de nouveaux modèles ? » « Les grandes dames portent-elles encore des rubans sur leurs escarpins? » « Croyez-vous que vous pourriez me faire une paire de bottes assortie à ma robe Monsieur McBrama ? »

Mer’yad fit quelques pas de recule pour échapper aux babillages excessifs et reprendre ses esprits, mais son dos toucha le mur. « Bon-Bonjour à vous toutes... Je- oh ! » Vigoureusement enlacé par une quatrième employée qui venait d’apparaitre, le petit cordonnier se retrouva dans une situation embarrassante. Sa petite taille fit en sorte que son visage se perdit dans le corsage de la nouvelle venue. La rougeur de son minois vint alors contaminer jusqu’à la pointe de ses oreilles. Les jeunes femmes éclatèrent de rire devant la scène. L’artisan repoussa gentiment, mais fermement l’intruse, car il commençait à manquer d’air. « Donnez-moi une minute mesdemoiselles ! Juste une minute ! » Reprenant enfin son souffle, les mains posées sur les genoux, l’halfelin se permit un rire franc et jovial. Quel accueil! Bien que déstabilisé par toute cette énergie, le hobbit n’allait pas se plaindre, il savait que beaucoup donnerait cher pour être à sa place. D’ailleurs, il pouvait sentir les regards frustrés des autres clients dans son dos. Le cordonnier choisit simplement de les ignorer. Après tout, il n’allait tout de même pas dire aux filles quoi faire, non ? On l’accompagna – ou plutôt l’entraina - jusqu’à une table à l’écart. Une fille prit place à sa gauche et une autre à sa droite, les autres erraient non loin pour participer aux conversations. Une fois bien installé, son teint reprit son apparence initiale. La gêne de Mer’yad commençait à s’estomper et son coté bavard repris le dessus. Il leur parla des nouveaux motifs qu’il avait appris à estampiller, aux mariages des couleurs préférés chez les nobles ainsi qu'aux particularités de ses dernières commandes. Perdu dans son propre récit, le halfelin remarqua à peine qu’une des employées lui caressait les cheveux ou que les autres s’étaient drôlement rapprochés pour l’écouter parler. Des petits gestes anodins qui avaient tôt fait d’attirer le courroux de ses voisins délaissés...