le vieil ami (Matylda & Keldran)

La brume était épaisse sur les marais, ce matin. Là, la lumière naissante du matin avait du mal à percer pour repousser l’obscurité. Dans cet épais manteau d’humidité, une silhouette s’avançait, d’un pas sûr et menaçant. Le sorceleur s’extirpa ainsi de la brumaille aux premières lueurs du jour, portant sur son dos, outre son attirail courant, l’équipement de cuir précieux de sa jument, qui reposait à présent au fond de la fange du marécage. Le pauvre animal avait été blessé par une des kikimorrhes que Keldran était venu chasser. Son combat contre les monstres terminé, l’homme avait, après pondération, dû se résoudre à lui épargner de plus amples souffrances et, après l’avoir tuée, il l’avait laissée à la tourbe. Alors, il voyageait comme toujours : seul. Ou plutôt, plus seul encore qu’à l’habituée.
C’est donc particulièrement maussade et empestant la fange et la mort qu’il était arrivé aux portes du village. Les regards qu’il n’avaient pas manqué d’attirer ne l’avaient pas fait ciller. Ils ne le faisaient plus ciller depuis bien des années maintenant. Il avait remonté la rue principale, une simple piste de terre boueuse à vrai dire, jusqu’à trouver le bourgmestre. Quelques mots avaient été échangés, rien de bien courtois, sans être irrespectueux pour autant. Un juste milieu qui convenait parfaitement au sorceleur, qui n’avait nulle envie de perdre du temps en politesses stériles et autres conventions hypocrites. Une fois sa récompense touchée pour la destruction du nid de kikimorrhes, il avait réclamé après un cheval, qui s’était révélé trop cher pour sa bourse, puis finalement avait demandé un artisan pour voir à refourguer son matériel devenu superfétatoire contre quelques orins.
La proposition du gars avait cependant été si ridicule que Keldran en avait carrément ri sous son nez, et il s’était retrouvé à passer le pas de l’auberge avec tout son barda, selle et licol compris. Pas question de les abandonner pour une bouchée de pain. Il était donc tranquillement assis avec une bière témérienne à la main et son matériel posé à côté de lui, lorsque Matylda arriva.

Il l’avait sentie venir, très littéralement. Une odeur fraîche, de propre et de fleurs blanches, ça ne passait pas inaperçu au milieu de ces émanations ambiantes de fréchin, de marée douteuse, et autres senteurs rances et poisseuses. Pas pour le nez d’un sorceleur, en tout cas. L’arrivée de la mage avait donc été, réellement, une véritable bouffée d’air frais. Le parfum lui avait fait relever les yeux de sa choppe, avant qu’un sourire ne fende son visage une fois sa provenance identifiée. Il s’agissait bien d’un des rares représentants de Nilfgaard que Keldran appréciait et il se redressa à son approche. Non parce qu’il se mettait sur ses gardes, non (ça, il l’était toujours plus ou moins), mais bien parce qu’il l’acceptait volontiers à sa table ; ce qu’elle compris d’ailleurs sans un mot, si l’on en croit la facilité avec laquelle la femme s’assit face à lui.

« De même. » il la salua d’un simple hochement de tête, mais son sourire en disait plus long que ses manières, ou que sa voix grave. Cedernier s’agrandit d’ailleurs à sa remarque « Ah ! Non, pas encore... Même si j’en ai peut-être bien l’odeur. Non, la sienne était différente. Peut-être pire en vérité ; enfin, tout dépend des sensibilités je suppose ; Je crains que tu ne me trouves avant le bain. »

Le flair des sorceleurs pouvait être une malédiction dans certains endroits... Mais en réalité, Keldran était habitué à un tel assaut des sens et l’odeur de poiscaille n’était plus qu’un tissu de fond.

« Je m'octroie une pause méritée après travail accompli. Et toi ? »

Il la détaillait de ses yeux bleus saisissants, sans réelle retenue. Elle n'avait pas changé du tout. Sa peau était toujours la perfection que seule une magicienne semblait pouvoir présenter, ses yeux sombres pétillaient de ce même charme qu’il lui avait toujours connu. Et lui... Lui était à moitié couvert de vase et du sang maculait ses bottes et, ici et là, son pourpoint.
Non, rien n’avait changé, donc.

Matylda n’hésite pas à pousser la plaisanterie, le taquinant sur le fait qu’il soit sale, ou plutôt, toujours aussi sale. La boutade et, surtout, la façon dont la magicienne se met à pouffer de rire font s’étirer le coin de lèvres de Keldran. Ceux qui se permettent de telles familiarités avec lui, et qui ne sont pas des idiots inconscients, ne sont pas bien nombreux, et cela est réellement rafraîchissant. Et puis, il faut dire que la femme l’avait déjà vu dans des états particulièrement charmants, par le passé. Il croyait se souvenir d’une fameuse affaire qui avait regroupé des bloedzuigers et une meute de noyadés... Keldran avait malencontreusement atterri dans un charnier de paysans à moitié digérés par les sucs des suceurs. Sans même parler de l’acide qui l’avait arrosé quand il les avait tués, il n’était pas revenu de là sous le meilleur jour. Alors l’un dans l’autre, un peu de vase et de sang ajouté à de la sueur, ce n’est pas grand chose.
Il acquiesce lorsqu’elle lui demande s’il s’agit du nid de kikimorrhes, et suppose qu’elle a dû, comme lui, voir les affiches demandant de l’aide sur le chemin qui l’a menée ici. Ou peut-être a-t-elle simplement écouté les discussions des pêcheurs du coin. L’un comme l’autre serait assez son style. Comme il se demande ce qu’elle fait dans ce modeste village, elle lui répond qu’il ne s’agit que d’une halte nocturne sur sa route pour Novigrad. En réponse, le sorceleur avale quelques gorgées de bière, pensif, avant de demander :.

« Tu comptes rejoindre Novigrad en bateau ? Ou par la route ? »

Il est certain qu’il doit être possible d’affréter une embarcation pour remonter le Pontar jusqu’à la ville portuaire. Cela lui a également traversé l’esprit, à vrai dire, du fait qu’il se retrouve sans monture. Cependant, il est des questions de coût qu’il ne peut pas réellement négliger, d’autant plus aujourd’hui. Il s’agit donc pour lui d’un jeu subtil entre praticité et faisabilité. Même si faire miroiter une protection contre les monstres pourrait sans nul doute faire baisser le prix. Mais Matylda lui formule bientôt la question concernant son cheval, sans nul doute curieuse de voir tout son attirail à ses côtés.

« Ouais. Les kikimorrhes... »  inutile de faire un schéma, il ne s’attarde pas. Et, comprenant bien ce qui lui a fait tirer cette conclusion, il ajoute, à propos du matériel qui le côtoie : « J’attends de voir si le corroyeur du coin reprend ses esprits pour m’en proposer un prix correct. »

Le ton proche du grognement en dit déjà assez long sur sa pensée, mais il ajoute la ponctuation à tout cela en terminant sa phrase par un crachat de côté, qui vient s’ajouter au décor sans vraiment dépayser. Si l’artisan pense pouvoir profiter de lui dans un moment où il le perçoit comme affaibli et sans autre possibilité, il se trompe lourdement. Keldran se voit déjà organiser un petit feu de joie en pleine rue et aller cramer tout ça devant l’échoppe rien que pour marquer à quel point il se trompe...