Je me souviens encore de cet instant où la sensation fort désagréable que ma vie débutait véritablement me prit aux tripes. Ce ne fut pas le jour de ma naissance dans le manoir maternelle où, malgré la conception préalable de mon frère, mon arrivée fut vue d’un œil tout aussi méfiant. Ce ne fut pas non plus lorsque je compris pour la première fois ce que signifiait réellement ce mot si blessant de « bâtard » et ce qu’il impliquait pour mon aîné et moi-même. Non, ce fut lorsque mon père nous annonça que nous devions le rejoindre au sein de sa cour entant qu’héritiers légitimes. Je n’étais alors qu’une enfant à peine nubile qui n’avait connue que les plaisirs d’une liberté sans conditions. Mon éducation pratiquement inexistante ne laissait entrevoir que quelques notions de bonne conduite due à mon sang à moitié noble que ma mère s’était fait un souci de me donner. Tout ce qui comptait pour moi à cette époque se trouvait en la personne de mon frère et en ma liberté avec la naïveté toute enfantine que cela durerait éternellement. Or, sans véritablement comprendre ce que cela signifiait, je fus envoyée du jour au lendemain au château paternel avec pour seul guide mon aîné qui semblait appréhender la situation bien mieux que moi. Il faut dire qu’il était plus âgé, plus mature, plus capable de concevoir que la vie que nous avions connue jusqu’à présent connaîtrait forcément une fin. Notre arrivée fut notifiée par les courtisans ainsi que par les serviteurs, mais nous n‘eûmes guère le temps d’entendre ce qu’il se disait, car nous fûmes directement emmenés auprès de notre géniteur qui nous attendait dans son bureau. Lorsque la porte se ferma derrière nous, je me sentie comme prise au piège. Mon ventre était serré à en vomir et je devais sans doute paraître plus pâle que je ne l’étais, car Juan me pris la main et la serra tendrement comme pour me dire que tout se passerait bien.
« Enfin, vous êtes là. »Sa voix était dure, froide, sans appel. Il se trouvait près d’une fenêtre, un des rayons du soleil du sud éclairant son visage marqué par l’âge, la guerre et les soucis. Je n’avais vu mon géniteur que quelques fois lors de ma courte existence et jamais il n’avait fait preuve d’un trop-plein d’affection envers nous. Certes, Juan et moi étions ses enfants, nés d’une relation que j’imaginais empreinte d’affection si ce n’est d’amour, mais nous demeurions malgré tout des bâtards, une solution de secours de face à la stérilité de son épouse légitime.
« Comme vous le savez peut-être, ma femme est morte sans me laisser d’enfants. Après une longue réflexion, et en dépit de l’avis de mes conseillers, j’ai décidé de vous légitimer tous deux et de faire de vous mes seuls héritiers. Vous ne serez plus de simples bâtards, vous ne devrez de fait plus vous comporter comme tels. Dès aujourd’hui, vous recevrez une éducation due à votre rang et vous Giulia vous serez mariée dès que possible. »Mon cœur battait la chamade à l’écoute de la dernière nouvelle. Je levais les yeux vers Juan dont le regard oscillait entre la fierté d’être élevé à un rang supérieur et le dégoût de me savoir marier si jeune. J’étais horrifiée et cette peur transparut par la suite par un comportement odieux envers tous ceux qui tentaient de faire de moi la parfaite demoiselle.
***
Il venait de quitter la chambre qui me servait de refuge. Son parfum était encore présent dans la pièce, une odeur qui me répugnait. Un mélange entre une odeur de fumier, d’oignon et d’alcool qui imprégnait les tapisseries, les drapes et ma peau. Quel ne fut pas mon soulagement lors qu’Anna m’annonça que mon bain était prêt. Une réelle délivrance face au dégoût que m’inspirait mon corps après avoir été entaché par cet animal qui me servait de mari. Un homme âgé et brusque que mon noble père avait jugé parfait pour brider ma terrible rébellion face à ma nouvelle vie et mes nouvelles responsabilités. Que me manquait-elle la douce liberté des après-midis allongée dans les champs à sentir le soleil du sud sur ma peau ! Mais voilà, je n’étais plus cette enfant et l’accepter ne pouvait rendre mon sort que plus enviable.
L’eau chaude détendit mes muscles crispés suite à l’assaut masculin dont il avait été la pauvre victime. Un soupir traversa mes lèvres tandis que j’enroulais mes bras marqués de bleus autour de mes jambes. Je n’étais pas heureuse loin de ceux que j’aimais, loin de mon cher frère que notre géniteur préparait au combat et cette situation me tuait de l’intérieur. J’occupais désespérément mes journées par la musique, la lecture ou encore la danse, mais venait tôt ou tard le moment où je croisais l’homme que j’avais épousé. Il n’avait eu que peu de compassion pour mon jeune âge et du haut de mes 15 ans, je n’éprouvais pour lui aucun sentiment positif. De la peur, de l’appréhension, de l’amertume, du désespoir, du mépris, voilà ce que je ressentais, en somme rien de semblable à l’idée que je m’étais faite enfant du mariage. Mais le plus dur restait l’absence continuelle de César.
« Anna, je ne veux plus de cette vie. »Mes boucles rousses rebondirent sur mes joues alors que je mouvais ma tête dans un signe d’abandon. Je n’avais plus rien à voir avec celle que j’étais quelques mois auparavant. Les premières punissions de mon mari m’avaient rapidement fait comprendre qu’il était de bon augure pour moi de tenir ma langue et de faire profil bas. L’affection que j’avais reçu jusqu’à lors de mon frère m’apparut comme un luxe que je n’aurais que trop rarement à présent. Heureusement qu’Anna était là. Agée d’une vingtaine d’années, elle faisait preuve d’une affection toute fraternelle envers moi et sa présence soulageait ma peine. Plus qu’une servante elle était devenue une véritable amie durant ces quelques mois.
« Ne vous inquiétez pas, j’ai le pressentiment que tout va s’arranger pour vous. » Sa main exerça une légère pression sur mon épaule en guise de soutient.
« La seule solution à ce mariage et à cette vie que je ne souffre plus serait sa mort. » dis-je avec aigreur.
Je ne savais pas alors que cette sinistre requête allait se réaliser grâce à Anna, à qui l’usage des plantes n’était pas étranger. Si son acte fut empreint de dévotion, je ne compris que plus tard qu’elle en était l’exécutrice. Quelques semaines passèrent avant que mon époux ne soit victime d’un terrible mal d’estomac qui mit fin à ses jours. Voilà que j’étais devenue veuve et ce parce que je l’avais naïvement souhaité.
***
Il faut faire attention à ce que l’on souhaite, mais parfois même nos désirs les plus sombres peuvent conduire à la lumière. Le veuvage, un statut peu enviable pour certaines, m’avait libéré d’une vie que je ne supportais plus. J’avais eu l’impression de retrouver un semblant de la personne que j’étais avant ces mois de soumission à un homme qui ne voyait en moi qu’un moyen d’assouvir ses pulsions. Or, je n’étais pas qu’un ventre. J’étais une femme avec des désirs, des besoins et des aspirations. Et j’aspirais à plus qu’une union dénuée d’affection pour satisfaire les ambitions de mon géniteur. Certes, l’amour était chose rare lorsque notre sang était empreint de noblesse, mais le respect ne me semblait pas être un fantasme si extravagant. Et en effet, il ne l’était pas car je l’avais trouvé auprès d’Alejandro de Ravello.
Mon regard se posa sur Juan dont la mine transcrivait plutôt bien son mécontentement. Ses sourcils noirs étaient froncés, sa bouche pincée et ses doigts tapotaient impatiemment l’accoudoir du fauteuil dans lequel il était affalé. Je ne connaissais que trop bien cette moue et elle me brisait le cœur. Mon nouveau mariage ne le satisfaisait pas pour mon plus grand désespoir en dépit de mes nombreux efforts pour lui présenter l’homme que j’affectionnais sous son meilleur jour.
« Pourquoi ne peux-tu pas être simplement heureux pour moi ? Alejandro est bon avec moi. Il est dévoué, tendre, respectueux et me montre un attachement, si ce n’est un amour, auquel je n’ai pas eu droit pendant des mois. Essaie juste de te montrer sympathique envers lui par pitié. »Ma voix était celle d’une suppliciée. J’aurais tellement voulu que Juan voit en Alejandro un homme méritoire. Or, la vérité demeurait dans le fait qu’aucun homme n’était à la hauteur des exigences de mon frère si ce n’était lui-même. J’étais pour lui une pierre précieuse, un bijou qu’il fallait protéger. Une tâche à laquelle il avait failli lors de mon premier mariage et sans nul doute craignait-il que cela se produise à nouveau. Néanmoins, je restais persuadée qu’Alejandro était digne de l’estime de Juan et j’allais mettre tout en œuvre pour le lui prouver.
***
Le carrosse mouvait en tous sens, nous faisant tanguer au rythme des aléas de la route. Anna se trouvait assise en face de moi, son regard noir posé sur mon ventre rebondi. Ma main se posa instinctivement dessus comme pour le protéger du monde extérieur. J’étais heureuse d’attendre un enfant. Néanmoins la douleur de la perte si brutale d’Alejandro et le départ de Juan pour le nord me meurtrissaient le cœur. J’allais avoir la chose que toute femme désire le plus en ce monde et pourtant je n’étais pas pleinement satisfaite. Le seul moyen de l’élever convenablement était de me remarier et ce le plus vite possible. Or, je n’en avais aucune envie. Malgré ma jeunesse, ma beauté et ma fertilité, le déroulement plutôt sinistre de mes deux premières unions ne me rendait que peu plaisante l’idée de m’unir à nouveau. Pour une fois, mon père avait donc pris la bonne initiative de me laisser encaisser mon deuil ainsi que l’annonce de ma grossesse en m’envoyant auprès de la duchesse Anna Henrietta à la cour de Beauclair. Au départ, ma réaction fut de contester cette décision puis je la pris pour ce qu’elle était : une chance d’oublier la guerre, d’oublier le meurtre d’Alejandro, d’oublier que Juan en était peut-être l’origine et l’opportunité de tourner la page sur ce désastre.
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