A la croisée des destinées - feat juan aep deithdu & ahmar aep aenye

L’herbe ou quoi qui ait pu couvrir la terre de ce qui est à présent ce chemin de bataille risquait de ne plus pousser pendant quelques temps, après avoir été foulé par tant de bottes et souillé par tant de sang. Le bal des charognards a commencé dans le ciel pourtant si beau, qui jure avec l’horreur d’en bas, où tant de corps gisent. Les bannières piétinées des vaincus sont maculées de boue, si bien qu’on ne peut savoir à qui elle ont pu appartenir un jour, tandis que celle de Nilfgaard, soleil doré sur ciel noir, claque fièrement, presque avec arrogance au-dessus de ces terres qui viennent d’être gagnées par la force implacable d’une armée que rien n’effraie plus.

En ce bas monde, il y a toujours un moment étrange après les batailles, où le calme règne sur les terres désolées jonchées des cadavres de ceux qui ont été trop lents ou trop peu gaillards pour survivre à la brutalité des combats. Un moment où ni les oiseaux, ni les bêtes, ni les monstres – humains ou non – ne viennent se disputer ces corps qui ont soudain tant à offrir dans la mort pour tous ces parasites. Le calme après la tempête. Pourtant, aujourd’hui, le calme est troublé par une jeune femme qui erre parmi ces ruines fantomatiques de la force brute des hommes. Le silence est tel qu’elle entend presque l’âme de ceux qui ont perdu la vie lui chuchoter leur histoire.

Voilà bien des années qu’elle n’a pas foulé un champ de bataille, ou vu de telles ignominies. La cruauté de la guerre, même si elle l’avait forgée au fil des batailles, avait bien vite fait place à des choses plus importantes lorsque la jeune femme avait posé ses armes de guerrière pour endosser celles des sorceleurs. Les chants de guerre avaient fait place aux enseignement plus exotiques d’un vieil homme fatigué par une vie en solitaire à chasser les monstres en tout genre à travers le continent et les îles où il était né, puis où la jeune femme avait aussi vu le jour, plus de cent ans après. Si elle avait appris à bouger, se battre et se comporter comme un sorceleur, elle n’en serait toutefois jamais un. Sur son visage, nulle trace d’yeux de chat, seules les cicatrices témoignent de son passé, ultimes traces de combats menés à la guerre ou contre des créatures infâmes. Dans ses veines, un sang tout ce qu’il y a de plus humains, pompé par un cœur qui bat normalement.

Certains sorceleurs clament au scandale lorsqu’ils entendent parler de ces jeunes hommes et femmes qui arpentent les terres du Nord ou du Sud en quête de contrats, mais d’autres savent que c’est là le seul avenir qui semble tenir la route. Après le sac de Kaer Morhen, et avec le temps, les secrets de l’épreuve des herbes se sont perdus, balayant toute possibilité de former une nouvelle génération dans la tradition la plus pure. Personne ne perdrait plus la vie dans d’atroces souffrances pour en infliger de nouvelles à des créatures qui parfois, auraient préféré continuer à vivre en paix et en secret. Ne restait plus que des enfants faibles mais combatifs pour perpétrer un héritage bien faible et continuer à sauver la veuve et l’orphelin, à présent. Des enfants qui ne seraient jamais taillés physiquement pour vivre longtemps ou tout bonnement survivre à cette vie de dangers.

Sous les casques emplumés des soldats de Nilfgaard ou ceux de leurs ennemis, des visages d’autres enfants qu’on a enrôlés en leur offrant pour seul salaire au moins un repas par jour. La seule chose qu’ils auront gagné à se battre c’est de pouvoir marcher droit vers la mort et espérer que celle-ci soit courte et peu douloureuse. L’odeur métallique du sang sature l’atmosphère et réveille chez Skadi, fille de Skellige, le souvenir des batailles d’antan, où elle eut tranché les gorges de pirates ou de brigands, qui avaient eu l’arrogance de croire qu’ils pouvaient se frotter à ses îles. Elle se souvient tout à coup de Crach An Craite, de sa fierté de combattre aux côtés d’un grand guerrier, de la joie de revenir en vie aux côtés de ses frères et sœurs d’armes. Tout n’était que sang, bière et plaisirs de la chair, en ces temps d’ignorance.

Aujourd’hui, où est-elle ? Les pieds dans cette boue ensanglantée, seule, perdue, brisée. Elle a tout laissé pour vivre l’aventure de sa vie, elle qui croyait pouvoir faire le bien. Elle qui entendait déjà les ballades en son nom, sorceleuse au tempérament de feu venue des îles lointaines de Skellige … Ah ! On crache sur son chemin, on lui jette des pierres, on la chasse des villages sans ménagement. Mutant ou pas, le médaillon de sorceleur trace sur elle une cible plus voyante que celle sur le dos des brigands de la pire engeance. Qui voudrait de cette vie ? Les nouvelles de la guerre remontant du Sud avaient fait revivre en elle une étincelle qui s’était éteinte après une ultime mésaventure dans un village dont les villageois avaient pris un malin plaisir à la piétiner avant de la laisser pour morte. C’était celui qu’elle avait pris pour un ennemi des années durant qui lui était venu en aide. Chance … Où pouvait-il être à présent ? Il était bien parmi les milliers de gens foulant cette terre l’un des seuls qu’elle pouvait à présent oser appeler ami.

Les amis … Voilà une chose bien étrange, non ? Quand elle regarde ces visages déformés par la peur ou la douleur, la sorceleuse, bien mélancolique, se demande si ces jeunes gens ont au moins pu partir sans être vraiment seuls. Peut-être leurs camarades qui gisent non loin partageaient leur pain avec eux le soir, au coin du feu ? Un pincement prend le cœur de la jeune femme quand elle pense à ceux qui doivent être bien loin, bien plus au Nord, occupés à mener leur vie, ceux qui ont croisé son chemin suffisamment de fois pour devenir des amis, des compagnons de route ou de mésaventure. La magicienne Brunhild de Dorndall est-elle en train de trafiquer quelque sort mirifique ou de trinquer avec les puissants, comme ses congénères de ce qui reste de la Loge ? La sorceleuse aime à s’imaginer son amie baignant dans la magie et le pouvoir, bien qu’elle sache que cela ne doit sûrement être le cas.

Ulrack Ezda est-il en train de forger des épées à tour de bras pour les armées du Nord ? La guerre est une bien belle opportunité pour un forgeron qui saurait passer un accord avec les bonnes personnes. Pour sûr, quelque aubergiste verrait son stock de bière être mis à mal si le nain venait à devenir riche ! Le mois de juillet touchait à sa fin, la dernière fois que la jeune femme avait croisé le chemin de son ami. Ils eurent l’occasion d’enquêter dans une ville côtière qui n’avait pas manqué de semer dans le cœur de la sorceleuse les graines de la nostalgie et du mal du pays. La tentation était grande de monter sur un bateau pour rallier ses îles natales qui d’ailleurs n’était pas si loin … Mais qu’y aurait-elle trouvé ? Ses parents ont quitté ce monde depuis trop longtemps déjà, et ses frères d’armes ont sûrement déjà oublié son visage.

Mab Brokvar, druide mystérieux, est-il, comme de coutume, en train d’arpenter les terres du Nord et d’ailleurs en silence, venant en aide à des gens dans le besoin comme le fut Skadi lors de leur première rencontre ? Car les rencontres sur les routes qu’a pu arpenter la sorceleuse furent bien nombreuses depuis qu’elle a mit le pied sur le continent, et alors qu’elle se les remémore dans ce lieu chargé de mort, elle se rend compte que tout l’a menée jusqu’ici. Les chansons des bardes parlent souvent de destinée. L’autre jour, elle en entendit une qui contait la geste de Geralt de Riv, sorceleur auréolé de gloire comme de crainte, à la destinée fabuleuse, ou encore une autre qui parlait de princes – ou était-ce des chevaliers – destinés à voler le cœur de ces dames de la cour. Le destin est le lot des héros, certains vous le diront. Est-ce aussi le cas pour cette brune au tempérament de guerrière qui a cru bon de venir errer parmi les cendres et les cadavres ?

Peut-être bien, après tout … Si c’est le cas, la destinée s’apprête à prendre un nouveau détour pour Skadi. Derrière elle, le fracas des sabots de chevaux et des pièces d’armures qui s’entrechoquent la font sursauter. Elle dégaine son épée sans hésiter, toutefois. Un instant lui suffit à la fois à comprendre qu’elle est déjà cernée, et à sonder les visages qui l’entourent. Parmi eux, un seul attire son attention. . Un autre instant lui suffit pour imaginer au moins trois façons de sortir de ce guet-apens, mais aucune option ne lui garantit la vie à coup sûr. Il ne reste alors qu’une seule façon de survivre …

« Juan Aep Deithu. Après tout ce temps, nous nous retrouvons … Dois-je déposer les armes ? »

« La boue, la puanteur et la mort. » Venu du Sud, ils avaient déferlé comme une vague dans la tempête. Ces hommes venus du Sud, brutaux et conquérants… Les petits royaumes qui bordaient le nord de la Yaruga s’étaient vu attaqués et dévorés lentement comme des amuse-gueules, se parant au fur et à mesure des couleurs noir et or de l’empire. Dans le sillage des armées, les paysages devinrent des champs de batailles. Pas un arbre ne portant les entailles des flèches. Pas un rocher n’était épargné par les giclées de sang d’un mort. Peu importait qu’il s’agisse d’un paysan ou d’un soldat voulant défendre la bannière de son seigneur lige. La mort était aux portes du Nord.

Les chevaux du tonnerre frappaient le ciel de leurs sabots, martelant la décadence des souverains du Nord. Il semblait que les divinités du continent avaient lâchement abandonné leurs enfants, au profit de l’astre solaire du Nilfgaard. Une nouvelle époque sombre était sur le point de s’écrire. Quels en seraient les protagonistes ? L’espoir n’était pas mort. De la faiblesse devait renaître le monde des hommes.

L’été était à son apogée, dardant de ses chauds rayons les terres environnantes, apportant avec lui la faim et la soif des pauvres panses qui grognaient tel un ours. La famine attendait les populations qui avaient survécu aux assauts des escadrons noirs. Une mort lente, cette agonie douloureuse dans la solitude et la terreur. Certains seigneurs avaient retourné leur veste pour s’allier à l’envahisseur, s’assurant un semblant de protection. Les ruines et les cendres s’intégraient tristement au décor de ce morne jour. Le temps semblait figé dans la boue. On entendait encore les échos des voix humaines, les hommes hurlant dans un dernier souffle de vie. Là, une bannière en lambeau flottant dans le vent, vestige de la puissance du Nord.

Un corbeau, l’œil brillant, perché sur une barricade éventrée, observait.  Son croassement raisonna dans le vallon avant qu’il ne s’envole. Les quelques charognards, qui s’étaient aventurés sur le champ de bataille avaient nettoyé la place, pour la céder à des êtres bien plus repoussant en la présence des nécrophages. Les cadavres tombés dans la boue se retrouvaient prisonnier de cette terre souillée par le sang. Le soleil venait réchauffer les faciès figés dans une dernière expression de douleur. Certains n’avaient plus de mâchoires, brisées par la violence d’une masse, d’autres avaient le crâne fendu en deux mais nulle trace de la hache qui avait asséné le coup fatal. La plupart des regards étaient sombres et vides. La vie n’était plus. Os, armes et amures offraient un spectacle funèbre et malaisant. Bientôt l’on viendrait à oublier leurs noms, leurs visages.

Le croassement du corbeau se fit à nouveau entendre L’oiseau grattait le sol de son bec. Lentement, il mit à nu le pommeau d’une épée, abandonnée au temps. Témoin silencieux d’une barbarie qui faisait encore trembler les lieux. La silhouette noire fini par s’envoler en entendant le sol s’ébranler derrière lui. Une cavalcade à faire fuir les spectres qui viendraient bientôt hanter les lieux à la nuit venue, se relevant tous les ténèbres durant jusqu’à l’aube prochain, alors ils tomberaient à nouveau là où leurs corps gisaient. Jamais plus ils ne connaîtraient la paix du cœur et de l’âme. Hélas cela n’était pas suffisant pour effrayer l’escadron noir. Les équidés franchissaient les obstacles et les cadavres avec aisance, faisait fi de la puanteur générale occasionnée par la décomposition. Une silhouette à pieds attira l’attention de l’homme de tête qui en pris la direction. Rapidement l’épée fut tirée de son fourreau, voyant cela l’équipage ne ralenti par pour autant et bientôt ils encerclèrent l’inconnue dans un galop de tous les diables avant que le manège ne s’arrête enfin. Le cavalier de tête fit avancer sa monture de quelques pas en direction de celle qui possédait deux épées. Il n’arborait pas d’air supérieur, rien qui pu le faire passer pour un arrogant ou un orgueilleux. Non, c’était le visage d’un homme qui avait déjà vu le visage de celle qui lui faisait face.

- Sorceleuse, répondit-il dans un premier temps, il n’est nul besoin de nous affronter, à moins bien sûr de t’avoir offensé d’une quelconque façon. Est-ce le cas ?

Sa monture se mit à renâcler légèrement avant de s’apaiser tandis qu’il lui flattait doucement l’encolure. Juan dardait sur la jeune femme un regard empreint d’une certaine malice sans que ce fut par méchanceté pour autant. Il avait en mémoire le souvenir d’un passé en commun, aussi fugace avait-il pu être. Il n’avait point mis pied à terre pour poursuivre une conversation d’égale à égale car le jeune homme ne comptait pas s’éterniser ici, néanmoins il ne pouvait ignorer le regard étrange qui brillait dans les prunelles de la jeune femme. Un regard qu’il ne lui connaissait pas et qui l’intriguait au plus haut point.

- Que vois-je Skadi ? Quel chose semble t’avoir ébranlé au plus profond de ton être, dit-il en continuant d’observer son interlocutrice avec attention. Là, il lui tendit la main pour la faire monter à cheval. Je ne puis te laisser ainsi, viens avec moi, il n’y a plus rien ici qui puisse avoir d’intérêt pour les vivants.

Sauf si peut-être elle voulait tuer quelques goules, mais alors il n’y aurait personne pour lui offrir la moindre pièce d’or en échange de ses services. Non, il valait mieux qu’elle vienne avec eux, quand bien même elle avait l’empire en haine. Juan n’avait aucune animosité à son égard, il avait même beaucoup de respect pour elle, chose bien rare à n’en point douter. La main tendue, ses yeux bleus plongés dans ceux de la sorceleuse, il attendait sa réponse et ne prendrait pas ombrage si jamais elle refusait son offre. Pourtant il ne pouvait ignorer sa détresse, quant bien même elle se refusait à le reconnaître. Orgueilleuse ou conciliante, il se demandait qu’elle carte elle allait bien pouvoir jouer. A l’instar de la Lionne de Cintra ou encore la Louve, Skadi était le Griffon de Skellige.

La machine furieuse de Niflgaard avait fait son office macabre et funeste. A présent les corbeaux formaient des nuées noires dans le ciel à des miles autour de la ligne de front, comme s’ils montraient le chemin aux âmes des soldats morts au combat tout en leur arrachant les yeux. Le festin allait être gargantuesque pour les charognards et les goules, sans nul doute. Suffisamment loin de la ligne de front, se dressait un campement immense. Océan de tentes au-dessus desquelles les bannières noires flottaient fièrement, presque avec insolence, comme une provocation malsaine à défier Nilfgaard. Personne de sensé n’irait s’aventurer ici sans une bonne raison ou une armée conséquente pour faire le poids face à la marée humaine du Soleil du Sud.

Juan, capitaine de la IIIe armée, lui avait expliqué rapidement où il emmenait la sorceleuse, et après avoir attrapé sa main pour monter derrière lui sur son cheval, elle ne pipa mot, emprisonnée dans un mutisme dont elle ne pouvait encore se sortir. Ses pensées étaient trop confuses, partagées entre peurs, regrets, inquiétude, incertitude … Aurait-elle cru que la barbarie des champs de bataille finirait par lui manquer au point de la bouleverser ? Peut-être que les derniers mois avaient été bien trop épprouvants pour cet esprit simple mais intelligent, et peut-être qu’elle regrettait l’époque où il n’y avait que le jarl et son armée face à tout le reste. Oui, le monde est plus simple quand il est binaire, mais depuis que l’épée d’argent bat sur sa hanche, la vie de la sorceleuse a pris un chemin tortueux où les monstres sont parfois des créatures plus équilibrées que les hommes.  


Sombre et impénétrable était le regard du Lieutenant-Général de la IIIe armée, imposante sa stature et son aura, charismatique. Un meneur d’homme, Skadi ne pouvait pas en douter. Il la toisait comme s’il l’évaluait silencieusement. La sorceleuse avait l’habitude de côtoyer ce genre d’homme, son passé était là pour le prouver, aussi ne cilla-t-elle pas, ni n’adoucit son regard qui avait instantanément durci en la présence d’Ahmar Aep Aenye.

Peu à peu, elle reprenait l’assurance qu’elle possédait autrefois lorsqu’elle portait les couleurs de Skellige, toujours prête à trancher dans la chair de l’ennemi et à scander les louanges de ses camarades d’armes. Ce serait mentir que de dire qu’elle ne se sentait pas soudain comme un moineau dansant dans la gueule ouverte du loup endormi, mais montrer quelque signe de faiblesse en ces lieux pourrait être fatal, non ? A vrai dire, c’est à cet instant précis qu’une une pensée s’imposa à la jeune femme. Elle n’avait plus rien à perdre. Certes, elle s’était fait des amis sur cette terre, mais elle avait combattu, vécu l’aventure, arpenté bien des routes. A bien y réfléchir, tout semblait l’avoir conduite en cette instant, comme si la guerre l’appelait depuis les confins du Sud, prête à lui ouvrir les bras. Une fois cette idée acceptée en son for intérieur, la voix de Skadi lui revint.

« Quoi que vous puissiez me demander ou me proposer … La somme sera conséquente, soyez-en certain. »

Il y avait quelque chose dans le fond de son regard, une flamme qui dansait avec fébrilité. Le démon était à l’intérieur, se cachant dans les méandres d’un esprit complexe et déterminé. Il était sorti de sa tente en soulevant le pan de la toile non sans une certaine lenteur parfaitement calculé. Dans le lointain, les ordres donnés aux cohortes pour les manœuvres étaient tout ce que l’on pouvait entendre. Les oiseaux, autre que les corbeaux, semblaient avoir fui depuis longtemps. Le temps des gazouillis avait laissé la place aux grognements et aux champs militaires.

Un pas puis deux, encore un. Il s’était retrouvé face à la native de Skellige que son jeune protégé lui avait ramené du champ de bataille. Deux épées mais dans ses yeux pas la moindre pupille de chat, et moins encore l’iris jaunie. Voilà à quoi ressemblait cette génération de sorceleurs. Des enfants à qui l’on avait appris à faire la différence entre les différentes espèces de monstres, mais qui travaillaient pour des monstres quand les contrats se faisaient vache maigre en période comme celle-ci. Lorsque la jeune femme ouvrit la bouche, elle parla comme une mercenaire. Sitôt, après un battement de cil, Ahmar tourna la tête vers Juan avant de lui adresser un de ses sourires énigmatiques. Suite à quoi, il se détourna de la nordienne, fit quelques pas avec les bras dans le dos, l’épée lui battant les flans.

Son sourire avait rapidement laissé place à un visage qui ne laissait rien paraître. Sans un mot, il s’en alla vers sa tente, prêt à y pénétrer de nouveau, mais il arrêta son geste lorsqu’il saisit le pan de toile pour le soulever. Alors, se faisant, il tourna la tête et porta son attention sur la jeune femme.

- Voyons déjà voir si vous la méritez, répondit-il sans laisser la moindre place à l’insolence ou la dissidence dans le ton de sa voix.

Dans ce monde qui était sien, chacun devait mériter sa place, même la nouvelle protégée de Juan. Et plus encore parce que c’était le jeune capitaine qui la lui avait amené. Le regard noir profondément ancré dans celui de la native de Skellige, le Lieutenant-Général n’attendait pas de réponse de sa part, il n’avait pas l’air d’en vouloir non plus. Se faisant, il adressa un dernier regard à Juan – un de ceux que l’on savait lourd de sous-entendus – avant de disparaître derrière la toile.

Ainsi ils laissaient les deux jeunes gens le soin de converser entre eux, les abandonnant à l’ambiance martiale qui régnait sur le camp de la IIIème armée. Quant au temps lui-même, s’il était été clément quelque temps encore, des nuages venus de l’Ouest annonçait quelques oranges de saison. Avec un peu de chance sans doute n’auraient-ils qu’une petite averse tout au plus. Rien qui ne saurait troubler la marche de l’empire en direction du Nord. A nouveau des voix venaient résonner à leurs oreilles pour donner de nouveaux ordres à une section non loin de leur position.

- Tu l’as entendu, Juan ? Si je la mérite … Non mais c’est qui ce pourceau aliéné ? Sait-il au moins qui je suis ? Guerrière crainte des îles de Skellige, sorceleuse de l’école du Griffon, cela devrait suffire à prouver ma valeur, non ?

La sorceleuse était bel et bien plongée dans une colère sans nom. Sans savoir vraiment pourquoi, alors qu’il y a encore quelques jours elle ne faisait qu’errer sur le continent, elle se retrouvait embarquée aujourd’hui dans un nouveau chapitre de son histoire. Pourquoi les paroles de ce vieux croûton l’avaient-elles blessée à ce point ? Elle ne pensait pas devoir prouver sa valeur auprès d’un inconnu. Le médaillon de griffon qui brillait sur sa poitrine avait joué le rôle d’assurance de ses capacités auprès de bien des gens jusqu’ici, et lorsqu’elle combattait aux côtés de son Jarl, son ardeur au combat avait été prouvée et reconnue depuis bien longtemps.

- Parbleu, s’il veut une preuve, il va en avoir une !

Sans demander son reste, la jeune femme pris congé de Juan et sans lui demander quoi que ce soit, prit le cheval de ce dernier pour quitter le camp à la nuit tombée. Personne ne songea à la suivre.


Le soleil ne perçait pas encore au-dessus des collines, mais les soldats étaient déjà éveillés. La discipline de toute armée réside d’abord dans un réveil aux aurores et une routine bien installée. Le gruau qu’ils ingurgitent en silence est loin d’être appétissant. La nourriture en campagne militaire n’est pas faite pour ravir les papilles, elle est faite pour tenir au corps et pour avoir quelque chose de consistant à rendre lorsque les soldats verront des entrailles joncher le sol pour la première fois.

Certains rendirent leur petit-déjeuner en voyant la sorceleuse revenir dans le camp. La puanteur du sang séché et de la viande pourrie la suivait comme une ombre pestilentielle qui soulevait les cœurs dans son sillage. La brune avait le visage assombri par une substance brunâtre, les vêtements imprégnés de sang et autour de l’encolure de son cheval, un collier bien étrange était fixé. Fait d’une trentaine de mains fixées ensembles par un cordon de cuir, il s’en dégageait cette fameuse odeur qui émane d’habitude des bêtes ou des corps en décomposition sur un champ de bataille. A la selle du cheval pend une unique tête coiffée du casque des officiers d’une des armées du nord.

Sur la poitrine de la sorceleuse, il n’y a plus l’éclat argenté du médaillon à l’effigie du griffon. Elle l’a rangé dans la bourse où elle garde ses objets de valeur en quittant le camp, une semaine plus tôt.


- Ceux-là tentaient une percée à trente lieues plus au nord. Sûrement des éclaireurs envoyés pour évaluer vos positions.

La sorceleuse avait jeté aux pieds du lieutenant-général de la IIIe armée de Nilfgaard la tête et le collier de mains sans grande forme de cérémonie.

- Maintenant, si cela ne vous importune guère, j’apprécierait qu’on parle affaire.

Sous ses yeux s’était éveillé sur furie après les quelques mots du Général. Il semblait que son mentor avait su trouver de quoi faire pour ébranler la torpeur de la sorceleuse, même si Juan le savait, ce n’était pas grand-chose. Néanmoins cela avait été amplement suffisant dans le cas de Skadi.

- N’en prends point ombrage, répondit-il tandis qu’elle continuait de tempêter, l’armée ne saurait vivre sur des acquis, nous devons toujours prouver notre valeur quand bien même sommes nous déjà parvenu à le faire.

Mais elle n’écoutait rien cette petite sauvage du Nord. Car déjà elle filait sur le cheval du Capitaine pour s’en aller prouver qu’elle méritait une bourse pleine d’or. Le jeune homme resta la regarder partir, faisant signe aux soldats de ne point la suivre. Tandis que sa silhouette s’éloignait déjà, il fit volte-face et pris la direction de la tente. Toutefois, contrairement à son amie, il observait le calme, observait son supérieur avec attention pour jauger de son humeur. Celle-ci devait être bonne puisque Skadi avait toujours la tête sur les épaules.

- Je crois que vous l’avez piqué au vif mon général, dit-il simplement.

S’il avait bien appris une chose depuis qu’il était au service de Ahmar, c’était qu’il ne laissait rien au hasard, même une simplement phrase était suffisante pour ébranler des magiciens et des puissants. Son regard bleu perçant cherchait à déceler les pensées de l’homme sans pouvoir y parvenir.


Une odeur sans la moindre subtilité était venue lui emplir les narines à presque l’en faire pleurer. La sorceleuse venait de revenir, portant avec elle un cadeau à l’attention du Lieutenant-général. Ils se tenaient tout deux au dehors de la tente, observant la cavalière. Juan devait bien reconnaître qu’elle avait définitivement perdu son regard de détresser, celui qu’il avait vu dans son regard lorsqu’il l’avait récupéré sur le champ de bataille. Il remarqua alors que le médaillon de l’école du griffon n’était plus accroché autour de son cou.

Le capitaine tourna lentement la tête vers son supérieur sans parvenir à quitter Skadi du regard. Hélas il dût pourtant s’y résigner pour regarder Ahmar. Ses prunelles bleues dardait sur lui une expression énigmatique mais loin d’être surprise. Non, il attendait la réaction de son mentor, voir si les actes de la native de Skellige était suffisant à ses yeux où s’il allait continuer de jouer avec elle. Le doute était possible au regard du Nilfgaardien. Encore que le général se faisait doux, plus qu’à l’accoutumé. Est-ce parce qu’elle était la protégée de Juan ? Il en doutait. Sans doute avait-il quelque idée déjà pour utiliser les talents de la jeune femme pour cette guerre à l’issue encore incertaine à cette heure.

Le jeune homme se contenta donc de joindre ses mains dans le dos, se mettant au repos et en retrait de la conversation. Il n’avait pas son mot à dire, ainsi à moins de chercher à défendre son nouveau poulain, il laissait à son supérieur le soin de débourrer l’animal furieux en la personne de Skadi.

Ahmar avait levé les yeux lorsque le capitaine était rentré sous la tente. Il avait entendu tempêter la sorceleuse au dehors et son jeune ami tenter de la raisonner mais rien n’y avait fait. Un sourire s’était esquissé sur les lèvres du général au moment d’entendre cela mais il avait sitôt disparu à l’arrivée de son élève. Sur lui il dardait à présent un air quelque peu sévère tandis que celui-ci avait pris la parole. Néanmoins il ne répondit pas sur l’instant. Il préférait éplucher les cartes qu’il avait sous les yeux tandis que s’amoncelait bon nombre de rapports et de lettres envoyées depuis les différents fronts de guerre.

- Je n’ai pas besoin d’elle, rétorqua finalement le général tandis que ses doigts parcouraient les surfaces de parchemin. C’est elle qui a besoin de nous.

Voilà qui était dit et il était vrai qu’en ces temps Ahmar ne courrait pas après plus d’hommes pour venir grossir les rangs de la IIIème armée. C’était inutile. Toutefois il s’accordait à écouter le jugement de son élève, se doutant non sans une certaine réserve qu’il avait sans doute le flaire pour trouver les bonnes personnes avec qui s’allier. Il voulait voir ce que fallait ce griffon tomber du nid.


Le Lieutenant-Général se tenait debout, bras croisés sur le torse. Ses yeux sombres s’étaient posés sur la sorceleuse. Une odeur de mort régnait sur ce coin-ci du campement, son explication n’était pas à chercher bien loin. Ahmar détailla avec attention le cheval et sa cavalière, sans broncher il supportait à la fois la vue et l’odeur. Sur le visage de l’homme, une forme d’impassibilité qui lui était familière. A ses pieds, le cadeau de la jeune femme à son encontre. Il ne semblait guère vouloir lui adresser la moindre parole, le moindre mot pour accéder à sa requête. Il nota même qu’elle avait abandonné le médaillon de son école pour se présenter à lui sous ce nouveau visage.

Il n’était pas impressionné et pas en colère non plus. Ahmar semblait au dessus de tout cela, intouchable face aux inclinations et mécontentements. Si bien qu’après avoir laissé planer le silence dans la conversation, il tourna la tête vers Juan et lui fit signe d’approcher. Se faisant, une fois fait, il reporta son regard sur la sorceleuse tout en gardant la tête tournée vers le Capitaine. Il ne désirait pas adresser la moindre parole à la jeune femme sans que cela fut pour autant dans le but de la courroucer.

- Tu t’en occupes, répondit-il simplement.

Sur ces mots, il décroisa les bras et fit demi-tour sur place avant de s’en aller retourner dans sa tente. Cette fois fut sans cérémonie, sans prendre le temps d’un dernier regard ni le moindre de mot de plus. Pas de manière et pas de théâtre. Ahmar avait déjà disparu sans plus laisser derrière lui que son souvenir et deux jeunes gens qui devaient à présent discuter. Juan devait apprendre à gérer ce genre de situation, car sans doute un jour serait-il à la place du Lieutenant-Général. C’était en tout cas ce qu’il souhaitait ardemment pour son protégé.

La sorceleuse venait donc de changer de camp. Du moins était-elle passé d’une errance diplomatique au Nord à un chemin plus tortueux encore. Elle se tenait aux portes d’un enfer bien étrange, sur lequel flottait la bannière au soleil d’or. Qu’adviendrait-il de ses amitiés tisées ces dernières années, celles qui reposaient sur la conviction de se battre pour le triomphe du bien ? Devait-elle écrire à ses amis pour leur dire qu’elle ne serait plus jamais la même, qu’il ne fallait plus l’attendre ? Bien des choses devraient être décidées dans les jours, les semaines qui venaient.

Ainsi pensait la native de Skellige tandis qu’elle frictionnait son corps entre deux tentes, presque entièrement dénudée. Elle ne se formalisait pas du fait qu’elle devait être la seule femme à des lieues à la ronde. Lorsqu’elle combattait pour An Craite, ce genre de chose n’était pas un problème et la pudeur était un concept tout relatif pour la jeune femme qui savait d’ailleurs très bien se défendre des mains baladeuses ou des porcs qui avaient des idées derrière la tête. L’ambiance du camp lui rappelait des souvenirs qui lui paraissaient si lointains, qu’elle avait l’impression d’être dans un genre de rêve étrange. Le soleil n’était pas encore au zénith mais le camp grouillait de vie. C’était une chorégraphie bien rodée de corvées de vivres, d’entrainements pour marcher au pas ou combattre, le tout au son des coup de marteau sur le fer des épées en fabrication, des rires aux blagues graveleuses, des ordres criés. Il fallait être un idiot pour ignorer toutefois la tension qui ne quittait pas les hommes, perceptible lorsqu’elle dessinait entre leurs sourcils cette ride qui trahissait de sombres pensées. Cette tension, Skadi la connaissait bien. C’était l’appel effrayant du sang, la crainte de ne pas être tué sur le coup et de devoir agoniser des heures durant si l’on était mutilé sur le champ de bataille, la peur de ne plus revoir sa famille.

Pourtant, l’appel du sang était bien ce qui allait sauver la jeune femme, au fond. Elle aurait pu être mise en pièce par des goules si Juan ne l’avait pas pris sous son aile quelques jours plus tôt. Elle aurait pu manger un bon repas, dormir sur une paillasse et partir sans demander son reste mais elle avait choisi de rester pour se battre sous une bannière haïe par le reste du continent. Même sur ses îles natives, on savait que Nilfgaard avait la folie meurtrière des grandeurs et on s’en méfiait. Le massacre de Cintra avait eu l’effet d’un coup de tocsin pour les relations entre les îles et la bannière noire …

La sorceleuse le savait, elle ne pourrait sûrement plus retourner sur sa terre natale sans qu’on la livre à l’océan ou au jugement des dieux pour sa traitrise. A vrai-dire, elle n’avait pas dans l’idée de rentrer au bercail, ni maintenant, ni jamais. Il n’y avait pas d’avenir pour elle là-bas. Il n’y avait pas d’avenir pour elle tout court, si ce n’est cet appel sanguinaire qui ne quittait pas sa tête depuis trop longtemps pour qu’elle puisse encore l’ignorer. Elle avait été suffisamment brisée pour ne pas s’encombrer de trop de questions quant à l’éthique de son changement d’allégeance. C’était ainsi. Elle allait là où on lui avait tendu la main. Il avait fallu que ce soit Juan. Peut-être était-ce là le destin qui tirait des ficelles, mais qui était-elle pour oser le défier ?

- Je n’ai pas besoin d’elle, c’est elle qui a besoin de nous.

Ainsi avait parlé le lieutenant-général. Les mots avaient claqué dans l’air comme l’on tranchait une tête à la hache. Juan avait eu l’impression de prendre une gifle et pourtant il n’avait nulle marque sur la chair. L’intelligence redoutable de son mentor l’avait surpris une fois de plus. Il ne doutait pas que l’échec de la sorceleuse serait son échec à lui et non celui de Ahmar. Le jeune capitaine avait fait un pari risqué avec la native de Skellige, mais il avait bon espoir qu’elle serait à la hauteur.

Sans un mot, il s’était retiré pour prendre congé tandis que le général continuait d’étudier les plans de bataille de leur prochaine attaque. Le pas rapide, le capitaine filait entre les tentes du campement pour s’en aller retrouver la sienne. Il ne savait pas quand Skadi allait revenir, autant prendre du temps pour lui avait avoir écumé les champs de batailles. Juan avait encore dans le nez la puanteur du sang, du feu et de la terre. Et tandis que son corps esquivait les obstacles au sol, son esprit venait à se souvenir de sa première rencontre avec la jeune homme, l’année dernière sans le duché de Toussaint. En son fort intérieur, il était impressionné de voir le tournant décisif qu’était entrain de prendre l’histoire de la sorceleuse alors même que son destin à lui ne faisait que s’affirmer chaque jour un peu plus.


- Tu t’en occupes, avait dit simplement Ahmar.

La capitaine avait tourné le regard vers lui quand il l’avait entendu prononcé ces mots. Une fois encore, il avait fait volte-face pour regagner sa tente. Un soulagement vint à naître dans la poitrine du Nilfgaardien qui avait reporter son attention sur sa nouvelle protégée. Son mentor avait vu en elle un certain potentiel, c’était une bonne nouvelle. Hélas, il n’aurait su dire davantage ce que les mots du général voulait signifier. Mais une fois encore, le moindre échec de Skadi serait l’échec de Juan, nul ne savait ce que cela pourrait avoir comme conséquence se son avenir.

- Bienvenue dans l’empire, dit le capitaine en croisant les bras après un soupire dont on n’aurait su dire s’il était de soulagement ou non.

Sur le sol gisait le collier de chairs que la jeune femme avait confectionné à l’adresse du général. Voilà bien un étrange présage, il fallait bien l’avouer. Néanmoins ils auraient à présent tout le loisir de discutailler des modalités de ce qui semblait être un pacte entre le Nilfgaard et la sorceleuse dont la neutralité venait de disparaître sous le sang de ses semblables.


- CHARGEZ ! Rugit le capitaine en brandissant haut son épée.

La horde repris la cavalcade alors même que la bataille était déjà bien entamée. Juan avait réuni son unité pour mener une nouvelle charge sur le maigre flan gauche des hommes de Sodden. Il fallait le faire voler en éclat, disperser les troupes pour permettre à l’infanterie de terminer le travail. Sur son visage, du sang. Ce n’était pas le sien mais celui de deux qu’il avait frappé de sa lame. Son cheval de guerre avait sauté par dessus une barricade de faite de corps derrière lesquels l’ennemi tentait de se cacher. L’animal rua furieusement pour frapper les soldats qui l’encerclait, faisant voler quelques casques dans le décor déjà bien ravagé. Soudain se regard se mit à chercher la sorceleuse pour voir où elle en était.

Il n’y a rien à perdre pour celui qui s’engage sur le chemin du sang. Les amitiés, la famille, les valeurs, ne sont plus rien pour celui dont l’âme est brisée par cette vie de chien. La voie de sorceleur avait mené Skadi jusqu’à cet instant, celui où elle laissa tomber son médaillon d’argent dans la boue du champ de bataille. Demain, le soleil se lèvera sur un nouvel avenir. Nul ne sait si cette guerre aura raison de la disciple d’un vieux chasseur de monstre qui avait vu en elle une étincelle d’espoir pour la prospérité d’un art en voie de disparition.

La mort appellera bien des âmes sur ce champ de bataille tout comme elle le fera sur tant d’autres pour les jours, les mois à venir, mais aujourd’hui n’est pas le dernier jour de Skadi, fille de Skellige, guerrière et sorceleuse. Inlassablement, son épée d’acier tranche les gorges, les bras, les cous des hommes qui tentent de croiser le fer avec elle. Visage ensanglanté, tuméfié, mains pleines de boue rougeâtre, cheveux mouillés de sang, elle montre son vrai visage au monde.

Il n’est aucun avenir lumineux pour celle qui a caché sa nature meurtrière depuis trop longtemps. Le mensonge devenu trop lourd à porter enfin laissé derrière elle, la jeune femme se sent de nouveau libre de ses mouvements. Elle qui avait fait le choix de ne tuer que les bêtes … Elle doit à présent admettre qu’elle s’est menti et qu’elle a menti à tous ceux qui ont croisé son chemin jusqu’ici. Guerrière glorifiée de son clan, elle vivait entre la barbarie des combats et l’allégresse des festins, le confort d’une vie simple. C’est ce qui a fini par la lasser, sans compter sur la solitude qui la taraudait jour et nuit. A quoi bon fonder une famille si l’on ne sait pas vivre sans se mettre en danger ?

Née pour être sorceleuse, enfant surprise, elle trouva sa place en cet instant, aux côtés de Juan, les pieds dans la boue, l’épée au poing. Le corbeau de Skellige répandait la mort sans faillir.


Le soleil s’était déjà retiré lorsque la bataille prit fin. Torche dans une main, épée dans l’autre, les soldats du Nilfgaard arpentaient le champ de bataille pour achever les amis et les ennemis. Taches de lumière dans une obscurité naissante, lueurs dorées se reflétant dans les flaques rougeoyantes. Implacablement, la bannière au soleil d’or continuait sa marche macabre vers le Nord. Ils avaient reçu un ordre : trouver la femme. Pas besoin de la décrire ou d’en dire plus, il n’y en avait qu’une à des miles à la ronde. La rumeur qu’une sorceleuse du Nord avait rejoint leur camp avait mis peu de temps à se répandre.

Ce ne fut que lorsque la lune commençait à se montrer qu’on la retrouva. Les recherches allaient être abandonnées, les soldats craignant de tomber sur des monstres charognards. Un cri s’éleva pourtant dans la nuit. « Elle est là ! »


Le regard encore plein de colère, de haine, assombri par une soif de sang enfin libérée, la brune s’était laissée tomber. Assise sur un tas de cadavres, elle profitait de la fraicheur naissante de la nuit, l’esprit torturé par l’odeur âcre du sang. Lorsque le son des cors annonçant la fin de la bataille avait sonné, elle avait eu un moment d’égarement durant lequel elle s’était mise à chercher son médaillon de griffon. A présent … Tout était différent. Elle revoyait les visages joyeux de ses amis. Ulrack, une éternelle chope de bière à la main. Brunhild et son regard plus vieux que son minois. Chance, meilleur ennemi, meilleur allié. Mab, voyageur aux dons miraculeux. Juan, un soir d’été dans le duché de Toussaint, jeune, beau, dangereux.

Point d’avenir pour les monstres.